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L'oreille absolue

1 janv. 1995 - par Franck ERNOULD
De nombreux musiciens considèrent l'oreille absolue comme un don précieux. Quelle est son origine ? Peut-on l'acquérir ? Ce qui est gagné en efficacité n'est-il pas perdu en plaisir musical ? Eléments de réponses...

N'est-il point troublant de se trouver confronté à une sorte de fréquence-mètre ambulant qui nomme instantanément la note, voire l'accord que l'on vient de jouer sur son instrument. N'est-il pas vexant de s'entendre dire "tu es trop bas d'un quart de ton", et de voir ce verdict péremptoire confirmé par son accordeur électronique. De même, n'est-il pas humiliant, lorsqu'on sue sang et eau sur une dictée d'accords à quatre sons, d'observer certains surdoués de la classe de musique la retranscrire d'un seul jet. Mais d'abord, qu'est-ce donc que cette oreille absolue quasi-mythique, dont certains vont jusqu'à réfuter l'existence ?
Comment ça marche ?
    Rappelons d'abord sommairement le principe actuellement admis de la perception des hauteurs. Dans notre oreille interne se trouve un organe capteur appelé le limaçon. En forme de spirale, il est couvert de cellules ciliées répondant chacune à une zone de fréquences particulière (selon la théorie d'Helmholtz). L'interprétation des fréquences, et donc de la mélodie, a lieu principalement dans la partie droite du cerveau, sa partie gauche traitant plutôt ce qui est langage. Partant du principe que le musicien doté de l'oreille absolue associe instantanément un nom de note (Fa, Sol, Ré...) à la hauteur qu'il perçoit, il est tentant de penser que ce don proviendrait d'une capacité à faire communiquer les deux parties du cerveau. Cette hypothèse est infirmée par le fait que certains chercheurs ont montré que le planum temporal - région du cortex - des "absolutistes" était beaucoup plus développé à gauche qu'à droite. Cette asymétrie est-elle innée ou acquise ? Nul ne le sait. Ceci étant dit, certains prétendent que de donner à son bébé une clochette en "La" le dotera à coup sûr de cet atout enviable. Amis lecteurs et parents de fraîche date, nous vous invitons à tenter l'expérience et vous donnons rendez-vous d'ici quelques années... Enfin, un chercheur américain a affirmé, en 1991, qu'il avait découvert des familles à oreille absolue : il semblerait donc que celle-ci se transmette comme un trait dominant de génération en génération. Le gêne correspondant serait présent chez un individu sur 1500, mais elle ne se manifesterait que pour un petit nombre d'entre eux.
    L'oreille absolue serait donc un don, comme les yeux bleus ? Pas si simple ! D'autres études, statistiques celles-là, démontrent que 95% des musiciens doués de l'oreille absolue ont commencé la musique avant sept ans. A cet âge, le développement neuronal et cortical est encore en cours : on pourrait donc croire que l'oreille absolue s'acquiert. Jusqu'à un certain âge seulement : les faits montrent que d'aborder la musique après onze ans prive d'oreille absolue, et les adultes parvenant à l'acquérir après coup sont rarissimes. On a également remarqué que ce "don" était plus fréquent chez les musiciens non-voyants, dont l'ouïe est de toute façon beaucoup plus fine, oreille absolue ou pas. Enfin, la dégénérescence de l'oreille, à la suite de maladies du cerveau, peut avoir des conséquences dramatiques sur la perception des hauteurs. Par exemple, Gabriel Fauré, à la fin de sa vie, entendait tout atrocement faux, ce qui est un véritable supplice pour un compositeur. Certaines oreilles absolues voient leur référence baisser inexorablement avec l'âge, ce qui les conduit à tout percevoir trop haut...
    Piano absolu et oreille absolue
      Les dictées musicales sont, nous l'avons vu, un mets de choix pour les "absolutistes". Là où une oreille normale a besoin qu'on lui rappelle sans cesse le La de référence et travaille par comparaison entre cette référence et la note entendue, l'oreille absolue s'en passe allègrement. La plupart de ceux qui en sont dotés sont d'ailleurs capables de chanter à tout moment un La juste. Facile à vérifier : la tonalité du téléphone est un La 440 tout à fait précis.
      Certains reconnaissent les variations spectrales, et non la hauteur. Par exemple, le spectre d'un son de corde à vide varie selon la tension de cette dernière. Ainsi, il n'est pas rare que des violonistes, entre autre, accordent leur instrument sans aide extérieure, du fait qu'ils aient développé une mémoire spectrale, a priori sans aucun rapport avec une mémoire des hauteurs. Dans le même ordre d'idées, d'autres instrumentistes sont spécialisés sur leur instrument : ils nomment instantanément les notes jouées au piano par exemple, mais restent cois dès qu'on les joue sur une trompette. Leur "oreille absolue" est en fait un analyseur de timbre très poussé.
      Le nombre de notes reconnues simultanémént (accords) est également très variable. Des "phénomènes" analysent note par note des clusters atonaux comportant parfois plus de dix notes sans en rater une seule ! Plus fort encore, des "exceptions" décomposent même les bruits en suite de hauteurs, se plaignant dès qu'une porte grince, parce qu'elle n'est pas consonante !
      Atout ou handicap ?
        Cette analyse, involontaire certes, mais très fine et permanente, ne nuit-elle pas au plaisir musical ? En d'autres termes, aime-t-on encore écouter de la musique si l'on ne peut s'empêcher de l'entendre comme une suite de notes parfaitement identifiables ? A cela, on peut apporter plusieurs réponses. Premièrement, l'oreille absolue, très analytique, permet de suivre les polyphonies les plus complexes en temps réel, de reconnaître les sujets ou réponses d'une fugue instantanément, même transposés. Phil Collins adore accorder les fûts de sa batterie : subtilité qui passera inaperçue auprès de ceux qui ne reconnaissent pas les hauteurs. Dans ces deux cas, l'oreille absolue, loin de nuire au plaisir musical, y contribuera... Pour un ingénieur du son, sur le plan d'une écoute critique - justesse, problèmes d'accords entre instruments -, elle est également un plus incontestable.
        Qu'en est-il de celui qui écoute de la musique de façon "récréative", nous direz vous ? S'il est vraiment "pris" par la musique, il désactivera automatiquement son oreille, ne se concentrera plus sur une suite de hauteurs, mais sur les lignes générales de la mélodie. S'il commence à mettre des notes sur ce qu'il entend, c'est qu'il s'ennuie... Un peu comme au cinéma : si le spectateur se met à guetter les faux raccords à l'arrière-plan, c'est que le film a quelque peu raté son objectif, qui était au départ de l'intéresser !
        Par contre, une pénible gymnastique intellectuelle s'impose nécessairement à un instrumentiste doué de l'oreille absolue désireux d'apprendre à jouer d'un instrument transpositeur. Les notes qu'il entend ne correspondent pas à celles qui sont écrites (une clarinette en Si bémol émet cette note quand on joue un Do écrit sur la partition). De même, un organiste maudira son oreille absolue quand il devra transposer à vue l'accompagnement qu'il doit jouer, là où un musicien pourvu d'une oreille "ordinaire" décalera purement et simplement le clavier et jouera les notes habituelles, sans être le moins du monde dérangé par le fait que la touche Do produit un La... Une platine cassettes trop rapide mettra également au supplice notre auditeur, incapable de supporter une oeuvre connue entendue un quart de ton trop bas ! Les oreilles absolues fanatiques d'instruments d'époque sont très troublées par les diapasons à 415 Hz... On se demande d'ailleurs comment faisaient les instrumentistes affligés de l'oreille absolue à l'époque de Bach par exemple, où le diapason pouvait varier d'un ton d'une région à l'autre.
        Michel Magne, Nat King Cole, Jacqueline Thibault et André Prévin (chef d'orchestre) la possèd(ai)ent, tout comme l'auteur de cet article. Mozart aussi, qui savait dès l'âge de trois ans rejouer de mémoire toute une sonate entendue une seule fois. Relativisons toutefois ce débat : la plupart des compositeurs de talent n'avaient pas l'oreille absolue. Cela tendrait à prouver, bien qu'elle jouisse d'un prestige certain parmi les musiciens, qu'elle n'en fait pas forcément des artistes...



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